Il n’y a pas si longtemps, il semblait impossible de dénoncer, au-delà d’un cercle restreint d’experts et de militants courageux, les ravages de l’agriculture productiviste. Les multinationales du grain et de la viande, des engrais chimiques et autres pesticides couvraient d’une chape de plomb tous les documents mettant en péril leur très juteux commerce, court-circuitant les analyses contradictoires ou alternatives par un lobbying d’autant plus puissant que leurs intérêts se jouent à l’échelle mondiale et concernent rien de moins que la planète entière…
L’agriculture intensive n’a pas ménagé – ne ménage pas – ses efforts pour s’imposer : présence influente dans toutes les instances décisionnelles nationales et internationales, multiplication de prétendues études « impartiales » pour étouffer celles concluant à la nocivité des pratiques industrielles, matraquage d’une presse trop facilement contaminée et de consommateurs occidentaux encore majoritairement convaincus que l’industrie agroalimentaire a été le modèle salvateur de l’après-guerre (et il le fut, d’une certaine façon…) et que l’abondance et le gaspillage dans les supermarchés sont la norme. Même les pays en développement, engagés dans une « révolution verte » fondée sur le productivisme pour éradiquer la faim, y ont cru à ses débuts, dans les années 1950-1960.
Depuis une dizaine d’années pourtant, la brèche ouverte par les contestataires de l’agrobusiness ne cesse de s’élargir, et les dénonciations de ses effets dévastateurs se font désormais entendre. Car, se rend-on compte, non seulement ce modèle n’a pas mis un terme à la faim, loin de là – près de 860 millions de personnes dans le monde souffrent toujours de sous-alimentation chronique en 2012 (2) –, mais il stérilise la terre nourricière, rend malades les hommes et déstructure des sociétés entières (voir encadré).
La journaliste et documentariste Marie-Monique Robin figure parmi ces pionniers qui dénoncent la mainmise des agro-industriels sur le monde. Après Le Monde selon Monsanto (2008), une enquête édifiante sur la multinationale des semences et des OGM, et Notre poison quotidien (2010), sur la nocivité des produits chimiques dans nos assiettes, elle s’attaque au modèle agricole intensif dans son nouveau documentaire – qui s’accompagne d’un livre –, Les Moissons du futur. Et, cette fois-ci, selon une approche optimiste, comme le suggère le titre.
Les raisons de s’en faire sont pourtant nombreuses, et le catastrophisme pas totalement une posture outrée… Mais Marie-Monique Robin a décidé de voir ce qui pouvait prendre la relève de cette agriculture destructrice, que les lobbyistes défendent avec des arguments faisant mouche dans leur brutalité : « Si on abandonne la culture intensive, on va droit vers une perte de rendements de 40 %, avec des prix qui augmenteront de 50 % », lui affirme, sur un plateau télévisé, le patron de l’association nationale de l’industrie agroalimentaire en France. En gros, la famine mondiale assurée… Sauf qu’Olivier de Schutter, rapporteur spécial des Nations unies sur l’alimentation, qu’elle interviewe peu après, soutient, lui, qu’une agriculture durable et respectueuse de la nature est possible et peut nourrir 9 milliards d’individus. Et ce modèle a un nom : l’agroécologie.
Du Mexique au Kenya, en passant par l’Inde, le Malawi, le Sénégal, les États-Unis, le Japon, l’Allemagne…, la réalisatrice a filmé, pendant près de deux ans, des expériences réussies d’agroécologie, nullement confidentielles. Au Malawi par exemple, le gouvernement a lancé en 2007 un programme d’agroforesterie pour revigorer la culture de maïs. Des arbres légumineux fournissent de l’ombre, de l’humidité, de l’humus au maïs et le fertilisent grâce à l’enfouissement des feuilles. Celles-ci servent aussi de fourrage animal. Résultat, les paysans qui s’y adonnent ont vu leurs rendements multipliés par deux par rapport à l’agriculture chimique et font trois repas par jour, contrairement à la plupart des Malawites. L’agroforesterie fait vivre 120 000 familles au Malawi et concerne des centaines de milliers de paysans dans le monde.
Au Mexique, c’est la technique de la « milepa » – que M.-M. Robin pratique chez elle, en région parisienne – qui fait des merveilles. Une association de maïs, de courges et de haricots rouges qui fertilise durablement les sols et protège des ravageurs. Les agriculteurs qui ont adopté cette technique pourtant millénaire ne sont plus dépendants des accords de libre-échange nord-américain (Alena). Depuis qu’il les a signés, ouvrant son marché à la surproduction américaine, le Mexique, qui était autosuffisant, importe 30 % de sa nourriture…
On pratique le push-bull (répulsion-attraction) au Kenya pour éliminer écologiquement la pyrale du maïs, un insecte très nuisible. Introduite entre les plants, le végétal desmodium fait fuir le ravageur, qui est en revanche attiré par l’herbe à éléphant plantée autour des champs. La pyrale pond ses œufs sur les feuilles gluantes de cette plante, qui les tue.
L’exemple absolu de combinaisons d’espèces végétales et animales qui donnent des résultats exceptionnels vient d’une ferme où se rendent des visiteurs du monde entier. Les fermiers – qui recyclent absolument tout – vendent leur production directement à leurs voisins et distribuent gratuitement le surplus.
Les exemples abondent montrant que l’usage de techniques millénaires, repensées par une recherche qui collabore étroitement avec les agriculteurs dans un va-et-vient de partages des savoirs, donne des résultats au moins équivalents aux rendements de l’agro-industrie, mais souvent supérieurs. Et à des prix bien inférieurs, surtout si l’on ajoute aux tarifs des produits de l’agriculture conventionnelle des coûts jamais prix en compte : subventions à l’agriculture, mais aussi à l’énergie, dégâts engendrés par les changements climatiques, explosion des maladies chroniques dues aux pesticides…
Pourquoi, dès lors, ne pas généraliser le modèle agroécologique, en particulier dans les pays du Sud où la famine sévit gravement ? C’est peut-être la question qui manque dans le documentaire radieux de Marie-Monique Robin. La journaliste, néanmoins, a une réponse : « Il est tout à fait possible techniquement de passer de l’agro-industrie à l’agroécologie. Et même rapidement : en quatre ou cinq ans. Mais, pour cela, il faut une volonté politique qui promeuve ce changement radical. En Europe par exemple, réorienter les milliards de la politique agricole commune (Pac) et soutenir la recherche vers l’agriculture durable. Et cela urge : il en va de l’avenir de l’humanité. » Une note pessimiste au cœur de l’espérance.
(1) Les Moissons du futur, Marie-Monique Robin, coprod Arte, M2R Films, CFRT, SOS Faim Belgique. Le DVD, 15 euros ; le livre, Arte éditions/La Découverte, 224 p., 19,90 euros.
(2) Chiffre paru dans le rapport d’octobre 2012 de la FAO, l’organisation des Nations unies pour l’alimentation, en baisse néanmoins par rapport à ceux de 2010 (925 millions) et surtout, 2009, qui avait franchi la barre symbolique – et jamais atteinte – de 1,02 milliard de personnes souffrant de la faim…