La piste en terre rougeâtre est séparée du littoral atlantique par une bande forestière d’environ un kilomètre qui borde le sable blanc des plages désertes, habitées par un silence irréel. À partir de Kribi, dans le sud extrême de la côte camerounaise, la route qui mène à Campo, à la frontière avec la Guinée Équatoriale, n’est plus goudronnée. On y croise des taxis-motos chargés d’énormes barracudas ou les camions affectés aux travaux de construction du port en eau profonde, fleuron du dernier mandat du président Paul Biya.
À une vingtaine de minutes de moto de la célèbre localité balnéaire, un petit pont en bois enjambe la rivière Lobé. Symbole parmi d’autres de la culture des Batanga, peuple de pêcheurs et maîtres des lieux, le fleuve est censé être la demeure des divinités aquatiques qui ont en charge l’apaisement de certains génies malfaisants venus de la forêt. S’écoulant vingt mètres environ au-dessus du niveau de la mer, il se jette directement dans l’océan en une série de petites cataractes qui offrent un spectacle majestueux et attirent les rares étrangers mobilisés par les spots publicitaires d’une industrie du tourisme à l’état embryonnaire.
Une cinquantaine de mètres après le pont, face à un débit de boissons et de viande de brousse, un chemin tombant sur la droite s’insinue en direction de la mer, flanqué par des haies de palmiers et de citronniers. La voie est exiguë, mais permet quand même à un petit car ramenant les joueurs de l’équipe de foot du village de passer. La localité porte le même nom que la rivière et s’annonce avec les premières cases éparpillées dans ce qui reste de l’espace forestier.
D’autres habitations plus grandes et en chaux blanche surgissent, avec vérandas et colonnettes en style classique européen, témoignage de la colonisation allemande qui alla du milieu du xixe siècle jusqu’à 1922. Sur l’une des terrasses de ces demeures qui font un drôle de contraste avec la forêt, une dame vend des beignets de manioc. Plus loin, une petite boutique, la seule de l’agglomération, propose quelques produits de première nécessité : des allumettes, de l’huile, du savon. À Lobé, où les eaux sont très poissonneuses, il y a de quoi se nourrir, mais pour le reste des provisions il faut se rendre à Kribi, distante d’une dizaine de kilomètres.
Le village est traversé par une multiplicité de sentiers qui s’entrecroisent. L’un, plutôt espacé, à droite, conduit aux fameuses chutes. Un autre descend tout droit vers la plage, flanqué par une grande villa et avec un bungalow en face, juste devant l’Atlantique. C’est la demeure d’un personnage atypique, autorité suis generis de ce village insolite.
Car ce bourg tropical, qui s’est fait une renommée grâce à un spectacle naturel unique et d’une beauté intense, a pour chef coutumier un musicien qui compte parmi les pionniers de la musique africaine urbaine contemporaine, titulaire d’un tube monumental, « Kilimandjaro », paru en 1976, comme un signe avant-coureur du déferlement, durant la décennie successive, de la vague sonore venant du continent.
Métis aux cheveux blancs portant des fines lunettes, un petit sourire veiné d’ironie au coin des lèvres, l’homme est d’une convivialité toute naturelle et d’une humilité rassurante. Et son calme olympien en rajoute pour mettre à l’aise ses hôtes.
Eko Roosevelt ne porte pas un nom de famille issu à proprement parler des ethnonymes batanga. Pourtant, rien à voir avec ces sobriquets qu’autant d’artistes d’Afrique centrale adoptent avec un mimétisme quelque peu extravagant. Son père était en effet un pasteur américain de l’Église presbytérienne et sa maman une Batanga, fille du chef du village.
Des parents très attentionnés qui, après avoir scolarisé leur enfant à l’Institut des métis à Ayos, dans l’est du pays, l’ont par la suite envoyé au collège De La Salle à Douala, la capitale économique située sur l’estuaire du fleuve Wouri. Bon élève, le jeune homme capitalise aussi son temps libre. Il apprend le métier d’ouvrier du bâtiment et profite du milieu religieux pour jouer de l’orgue à l’Église, tout en se familiarisant au piano sur les airs à la mode de l’époque : du merengue, du high-life, du latino. Nous sommes au début des années 1960, le commencement de l’aventure urbaine de la musique du continent.
Allongé sur l’un des canapés en cuir du salon de sa villa coincée entre la forêt et l’océan, Eko ne se fait pas prier pour nous faire part de ses souvenirs.
Trois jours auparavant, on l’avait repéré assis en plein air dans le petit maquis près du pont sur la Lobé. Il sirotait une bière en dégustant du porc-épic à la sauce tomate. « Vous avez eu de la chance, cinq minutes plus tard vous ne m’aurez pas trouvé. Je dois partir à Edéa pour un concert et j’ai des courses à faire à Kribi. »
Quincy Jones africain
Chez lui, il reprend le fil du récit trop tôt interrompu. « Les frères du collège m’ont encouragé à partir à Dakar pour y fréquenter l’École des arts, qui avait son orchestre. Je l’ai intégré, on se produisait dans les hôtels et pendant les festivités » C’est le début d’une carrière internationale qu’il faut apprécier à la hauteur de sa contribution extraordinaire.
À partir de 1970, Paris est sa base, sa rampe de lancement. Il étudie la musique classique, travaille pour des pointures comme Johnny Hallyday et Claude François, crée son groupe, Dikalo, avec un répertoire afro-funk épicé à la sauce camerounaise. Il se rend à Abidjan avec Sylvie Vartan et monte l’orchestre de la Télévision nationale.
À Paris, il devient le directeur artistique et l’arrangeur de la maison Safari Ambiance où, en parfait Quincy Jones version africaine, il crée le son africain moderne qui propulse les styles du continent dans l’orbite internationale.
Les navettes avec le pays natal deviennent de plus en plus fréquentes. En 1982, il compose « Fly me back to Kribi », témoignage de l’incontournable nostalgie de la terre qui l’a vu naître. Quatorze ans après, son oncle maternel, chef de Lobé, décède et Eko Roosvelt prend sa place.
Il fait construire des écoles, devient responsable départemental de la Croix-Rouge, continue à enseigner la musique et à donner des concerts. « J’habite ici », souligne enfin sérieux le chef de la Lobé, qui ne se séparera jamais plus des silences océaniens, de la terre rougeâtre des pistes, de cette lisière invisible des eaux et des arbres où les esprits de la forêt et ceux de la mer vivent en bonne entente.