La non-information pourrait bien être la forme la plus perverse et la plus efficace de la désinformation.
Nombre d’ouvrages et nombre d’expériences nous ont mis au fait des diverses pratiques connues sous le nom de désinformation, et plus ou moins en garde contre ce phénomène. La désinformation peut être définie comme la diffusion et, éventuellement, la fabrication de fausses informations conçues pour influencer et manipuler l’opinion à des fins de propagande. Pour n’en rappeler que deux exemples qui sont de grands classiques du genre, on citera la prétendue attaque, en septembre 1939, par un commando polonais, d’une station radio allemande, pure et simple invention nazie destinée à justifier l’entrée en guerre contre la Pologne, ou la preuve apportée en février 2003 à la tribune de l’ONU par le général et secrétaire d’État américain Colin Powell de la détention par Saddam Hussein d’armes de destruction massive.
Plus sournoise et moins étudiée est la non-information, c’est-à-dire la rétention, l’omission ou la censure d’informations qui seraient de nature à éclairer le public dans un sens non prévu et non souhaité. Pour nous en tenir à l’actualité la plus récente, en voici quelques échantillons retenus ces derniers jours.
Alors que les différents médias accordaient une place importante, voire démesurée, à la spectaculaire victoire électorale d’Evo Morales, reconduit avec 60 % des suffrages pour un troisième mandat présidentiel en Bolivie, ce qui atteste de la popularité et de la réussite de ce représentant de la communauté indienne de ce pays, d’autre part émule plus sage et plus modéré d’Hugo Chávez ou des frères Castro, il n’était fait nulle part mention du triomphe aux élections municipales hongroises, beaucoup plus près de chez nous, du parti Fidesz qui vient d’emporter, outre Budapest, vingt des vingt-trois villes les plus importantes du pays, suivi de loin par le parti de droite extrême Jobbik. Il est vrai qu’en faire état aurait obligé les commentateurs à s’interroger sur ce vote, sur ses origines lointaines et proches, voire sur la personnalité et la politique de Viktor Orbán, populaire Premier ministre qu’il n’est convenu d’évoquer en France qu’en pinçant les lèvres et en se bouchant le nez.
Depuis des semaines et des mois, on nous rebat les oreilles, non sans raison, de la montée de la revendication autonomiste et indépendantiste du peuple catalan, des manifestations monstres qui l’illustrent et de la préparation d’un référendum inconstitutionnel sur ce thème. Il fallait une grosse loupe pour apprendre l’autre jour qu’une manifestation, certes de moindre importance, avait lieu dans les rues de Barcelone, de plus de 40 000 personnes qui criaient leur attachement à l’Espagne. Cela n’entrait pas dans le schéma.
Le Monde publiait avant-hier – exception à saluer – le reportage d’une photographe russe qui avait pu opérer à Damas avec l’autorisation du régime. C’était, ce pouvait être l’occasion de voir la situation de la Syrie avec d’autres yeux, d’un autre point de vue qu’à l’ordinaire. Au lieu de quoi le commentaire qui illustrait ces images avançait le chiffre de 180 000 morts depuis le début, en 2011, des événements qui ensanglantent ce malheureux pays. Mais qui sont ces morts, et qui en est responsable ? Les observateurs qui tiennent le compte macabre de cette hécatombe ne nous disent jamais quel est le rapport des pertes entre les deux (ou trois) camps qui s’affrontent là-bas. Est-ce parce que cette précision ferait apparaître que l’on n’a pas, ou plus, exactement affaire à un président qui massacre son peuple, mais à une guerre civile dégénérée en guerre de religion puis en conflit international ?
Nos journaux, nos radios, nos télévisions, nos dirigeants n’ont pas tort de dénoncer l’évidente ingérence de la Russie dans les affaires de l’Ukraine ou de souligner les conséquences négatives de l’embargo et des sanctions occidentales pour l’économie russe et quelques-uns des hiérarques et des oligarques qui entourent Poutine. Mais se sont-ils penchés sur la grossière ingérence des États-Unis, de l’OTAN, de l’Union européenne dans ce dossier, se sont-ils demandé qui souffre le plus de l’embargo, ont-ils sérieusement tenté de comprendre les raisons, les atouts, les tenants et les aboutissants de l’insurrection séparatiste, prennent-ils en compte le soutien massif du peuple russe à son président, ont-ils seulement noté que le gouvernement ukrainien a tacitement reconnu sa défaite, et qu’à l’approche de l’hiver il est à la merci de son puissant voisin ? Avez-vous entendu parler du modeste accord de livraison de gaz, pour un montant insignifiant de 400 milliards de dollars, que la Russie vient de conclure avec la Chine ?
La non-information pourrait bien être la forme la plus perverse et la plus efficace de la désinformation.
Dominique Jamet est journaliste et écrivain. Il a présidé la Bibliothèque de France et a publié plus d’une vingtaine de romans et d’essais. Co-fondateur de Boulevard Voltaire, il en est le directeur de la publication.
Source : Boulevard Voltaire