Même renforcée par un trait d’union, une Belkacem ne pèse pas lourd devant un Vallaud. Et encore moins une Najat. Dans ce bout de France des droits du nom, quand on s’appelle Najat, on est et on reste une Najat.
Najat Vallaud-Belkacem, la nouvelle ministre de l’Éducation nationale française, est certes ministre, qui plus est chargée au bas mot d’éduquer, mais avant tout et surtout et d’abord et majoritairement de toutes les manières, et cætera, elle porte un nom. Et quel nom ! Née au Maroc, arrivée dans la Somme (département du nord de la France) à 4 ans, naturalisée à sa majorité, possédant la double nationalité franco-marocaine, Najat est surtout Najat. Ce nom pas comme les autres renvoie à une origine, un pays, une histoire… et interroge sur un racisme dont l’ampleur se fait de plus en plus sentir en France.
Petit florilège des réactions à la nomination de la ministre. Du conseiller municipal Franck Keller, pointant la minijupe de la jeune femme : « Quels atouts Najat Vallaud-Belkacem a utilisés pour convaincre Hollande de la nommer à un grand ministère. » Du député Hervé Mariton : une « Viêtminh souriante ». Pour le journal d’extrême droite Minute : « Une Marocaine à l’Éducation nationale. » En une du très conservateur Valeurs actuelles : « L’Ayatollah. Enquête sur la ministre de la Rééducation nationale. » Et ces autres commentaires sur la toile : « Soumise au roi du Maroc » ; « Née dans le royaume du cannabis » ; « Mauvaise mère » ; « Pinochet en jupons » ; « Belphégor à Rabat ! »…
Français plus ou moins
Rien de bien nouveau en terre républicaine : le Maghrébin, arabe et musulman (disons le Mam), a toujours suscité des crispations, au demeurant anodines.
Dans les années 1950-1960, le Mam est bon. Certes différent de couleur, mais pas bien méchant. Colonisé ou ex-colonisé, il n’a que sa nationalité d’origine, baisse le front dans le métro, prend ce qu’on lui donne, bref il incarne, bien malgré lui, la suffisance et les glorioles d’un empire qui se refuse à se voir si petit alors qu’il fut si grand. Parlant mal français – le r qui roule sur sa langue –, musulman… pas très catholique donc, il a le mérite d’être un employé modèle (petit salaire, gros travail). Il vit avec les siens à la périphérie des villes, loin des lumières et de l’insouciance des centres. Invisible politiquement et socialement, restant toujours colonisé dans l’esprit du Français (1), celui-ci l’accepte au fond parce qu’il ne le voit pas.
Dans les années 1980, le Mam est moins bon, voire mauvais. Éloigné des ex-colonies du grand-père, double national (Français des papiers, mais déjà arabe du CV), il est différent de couleur, mais aussi d’habit, de musique, de culture, etc. Parlant français comme tout le monde (le h aspiré, contrairement à ses père et mère), il est « trahi » par son accent et un langage de banlieue propre, dont le fameux « beur ». Musulman à mosquée – donc visible –, affilié à des syndicats – donc râleur –, il prend plus de voix et d’espace. S’il vit encore dans les banlieues, il y prend ses aises, crée des associations, regarde ses enfants entrer à la fac… Le Français le voit plus et le tolère moins.
Dans les années 1990-2000, le Mam est français de Français, pas de souche, mais sur une basse branche. Il n’est plus immigré ou enfant d’immigré et fait mécaniquement son entrée sur la scène du pays – politique, médiatique, économique… En 1995, des bombes explosent à Paris. Le 11 septembre 2001, les tours jumelles s’effondrent. On découvre Ben Laden et consorts. Contre ces figures hirsutes se réclamant de l’islam, le Français cogite : certes le Mam n’est pas barbu… mais les poils, ça pousse ! À ses yeux, il n’a jamais été français : il est juste Mam.
Aujourd’hui : l’Irak, le califat, l’État islamique, les journalistes égorgés, le proche Maghreb, le guide de montagne décapité… L’ennemi déclaré n’est certes pas le Mam, lui-même admis comme une victime – sinon la première victime – du terroriste, mais dans l’inconscient, la colère travaille : ne lit-il pas le même Livre, ne fait-il pas les mêmes prières, dans la même langue ? Bien sûr, lorsque les musulmans marchent en France pour rendre un dernier hommage à Hervé Gourdel et dénoncer la barbarie de ses assassins, le geste est profondément sincère. Mais dans le vacarme de l’abject, les consciences peinent à entendre le souffle de la compassion. L’Occident lui-même ne tourne pas rond, disant tout et son contraire, combattant les monstres qu’il crée. En terre d’islam, où il exporte aussi facilement un baril de poudre qu’il importe un baril de pétrole, il mène des guerres ravageuses au nom de paix désuètes, sous l’œil mi-clos d’une Onu bouclier de pacotille…
Dans ce « magmalgame », le Mam est mauvais ou pire. Différent de couleur, d’habit, de musique, de culture, de valeurs et du reste, bref différent de tout, il n’est pas descendant de colonisé, mais futur colonisateur. Parlant arabe dans le quartier même s’il maîtrise le français, moins musulman et plus islamiste, il devient aussitôt potentiellement djihadiste et depuis peu, ennemi déclaré du chrétien ou du Croisé. Travailleur, syndicaliste, fonctionnaire, ministre… et qui sait, bientôt président ? Diable ! Le Français le voit trop et ne le supporte plus. À ses yeux, il ne sera jamais français.
Un gentil raciste ordinaire
Najat Vallaud-Belkacem pâtit de ce climat délétère, où les déformations de la réalité sont telles que les mots n’ont plus de sens. Le Mam a pourtant tout de suite compris que Ben Laden avait envoyé ses avions non pas seulement sur les tours de New York, mais aussi, et de plein fouet, sur l’islam. Comme il soutient que les djihadistes sont ses pires ennemis (dont les plus virulents, faut-il le rappeler, ont été financés et armés par ce même Occident qui a « libéré » et « démocratisé » la Libye et l’Irak !) Mais rien n’y a fait. Le Mam est rapidement entré dans les dictionnaires des gros mots, dévoyé, stigmatisé, rendu coupable, non plus seulement du chômage ou des incivilités, mais du délabrement et de l’avilissement du monde. Les journalistes ont clairement une lourde responsabilité dans ce jeu de dupes, mais aussi, par leur visibilité dans les médias, les politiques (plus soucieux de leur paix économique que de la paix dans le monde [2]), les pseudo-spécialistes du sujet maghrébin et autres philosophes patentés du monde arabo-musulman.
Maladroitement ou sciemment, ces gens-là ont distingué le musulman modéré du musulman extrémiste, imposant dans l’imaginaire collectif l’existence d’un bon musulman et d’un mauvais musulman, et par voie de conséquence l’existence d’un bon islam et d’un mauvais islam. L’islam, instrument de paix (du nom salam, paix), a ainsi fini par être confondu avec l’islamiste puis avec le terroriste, qui lui est un instrument de guerre. Le responsable d’une décapitation n’est pas ce malade sanguinaire qui tient un sabre, mais la religion dont il est l’arme. Les massacres de chrétiens ne sont pas le fait d’assassins, mais sont commandés par un Coran qu’on n’a jamais pris la peine de lire. La mosquée n’est plus un lieu de prière, mais une fabrique d’égorgeurs. Le ramadan ne consiste pas à jeûner pendant un mois, mais un moyen de financer, par les dons, les guerres en « Islamie ». Le halal n’est pas une viande sacrée pour une communauté religieuse, mais la marque d’un communautarisme d’où partent des prétendants au djihad. Du pain bénit pour le Français qui prévient : gare à nous, l’islam, la mosquée, le ramadan et le halal sont aussi en France ! Et d’ajouter, comme pour s’affranchir de tout racisme : « On n’y peut rien, c’est une réalité. » De la même manière, il s’est étonné que Najat Vallaud-Belkacem ait pu s’offusquer d’être décrite comme une ministre marocaine musulmane. « Ministre, Marocaine, musulmane, c’est une réalité, non ? » Par à-coups, insidieusement, ce bon Français « réaliste » devient raciste, presque surpris « à l’insu de son plein gré » d’adhérer à certaines des thèses de l’extrême droite et de voter pour elle aux dernières élections (3). Aujourd’hui, il arrive même à distinguer un antimusulman modéré d’un antimusulman extrémiste, suggérant finalement qu’un antimusulman peut être bon, acceptable ou du moins inoffensif. Un gentil raciste ordinaire en somme. Ce travail d’abrutissement et d’infantilisation, on le doit aussi à un Front national (FN) revisité…
Banalisation, extrémisation
« Le Front national est un parti politique comme les autres. » Cette ritournelle chantée jusqu’aux oreilles des enfants ferait sourire si elle n’était annonciatrice d’un dangereux glissement de la morale. En fait, dans le concert peu harmonieux de la politique française, il faudrait plutôt admettre que le FN n’est pas un parti comme les autres, car bien plus prégnant chez l’électeur. Sa progression fulgurante de ces dernières années ne s’est pas faite du jour au lendemain, loin de là. C’est un lent travail, alliant proximité, populisme et séduction (Marine n’est pas Jean-Marie, c’est un fait), qui induit une fracture profonde de la société. Si les commentaires nauséabonds à l’endroit de Najat Vallaud-Belkacem paraissent pour bon nombre si naturels, c’est parce que la pensée xénophobe a pris le temps de s’installer dans le pays. La réaction raciste n’est plus épidermique, sorte de coup de sang diffamant dont on va finalement s’exonérer, mais semble épouser une espèce de logique intellectuelle dans laquelle on n’a plus besoin de justifier l’innommable. On se trouve raciste presque par obligation, par exigence : « Évidemment, argue-t-on sur un ton péremptoire, si le Mam n’existait pas, je ne serais pas raciste. » Le FN s’est naturellement engouffré dans cette brèche. Ses principales figures que sont « le patriote » et « le peuple de France » n’en appellent pas moins aux ressorts réactionnaires d’un pays tourné sur lui-même, galvanisé par son identité – le Gaulois –, sa judéochrétienté et rejetant l’étranger (le Mam en l’occurrence) comme un ennemi de la civilisation.
Si Marine avait les yeux noirs et s’appelait Zoubida, le destin de ce parti aurait sans doute été différent. Mais voilà, le tour de force de sa chef (du prénom de ses yeux) est d’avoir incarné puis banalisé son mouvement. À commencer par son nom. Elle ne s’appelle plus guère Le Pen, mais Marine tout court. Cette familiarité lui confère une posture de mimatriarche mi-madone – la « Vierge Marine », a-t-on même entendu. Au nom d’une « sainte » préférence nationale, ce tutoiement déguisé la consacre auprès de ses partisans (les « vrais Français ») en même temps qu’elle la rend impénétrable aux autres (les étrangers ou « faux Français »). Ainsi, la « pure » fille de France, Jeanne d’Arc des temps modernes pour ses fidèles, ne finit-elle pas de séduire de nouvelles ouailles. Fort d’un discours rodé (son rejet des Mam dont il exagère toujours le nombre serait un fantasme), minimisant l’héritage du père, le FN est passé de banal à légitime, puis de légitime à utile, enfin d’utile à nécessaire. En témoigne le fait que les partis classiques (dont la gabegie et l’amateurisme ont explosé ces dernières années) en suivent aujourd’hui le chemin puisqu’ils se radicalisent !
Phénomène autrement plus pernicieux, cette extrémisation de la droite légitime du même coup les « frontistes », dont elle plagie voire s’approprie les éléments de langage. Ainsi, si ce parti paraît situé moins aux extrêmes, c’est aussi parce que la droite classique le rejoint en force (mais aussi des électeurs dépités de la gauche). C’est cet acte d’allégeance, ce double mouvement retors, de l’extrême droite à la droite et de la droite à l’extrême droite qui expliquent pour partie la facilité déconcertante avec laquelle on fait montre de son intolérance et de sa haine. Aujourd’hui, on déclame sans ambages sa détestation du Mam, dans une espèce de dialectique convenue, assumée, voire fanatique (4).
En attendant la présidentielle de 2017 qui devrait abasourdir la patrie des droits de l’homme, le FN peut désormais se targuer de ne plus détenir le monopole du racisme. Minute ou encore Valeurs actuelles, qui ont augmenté leur tirage, ont encore de beaux jours devant eux. Demain, flanquée d’un bonnet phrygien, la nouvelle ministre pourrait être élue Marianne de France, rien n’y changera au demeurant : elle restera Najat, Belkacem et accessoirement Vallaud.
(1) Tous les Français ne sont pas racistes, que cela soit entendu. Il s’agit toutefois de décrire une réalité que nul ne saurait ignorer. Selon le rapport annuel de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (avril 2014), 35 % des Français reconnaissent être racistes – 9 % « plutôt racistes » et 26 % « un peu racistes » (échantillon représentatif de 1 026 personnes interrogées du 2 au 12 décembre 2013). Le pourcentage de Français estimant qu’il y a trop d’immigrés en France (75 %) a augmenté de 28 points entre 2009 et 2013. Enfin, pour 6 Français sur 10, « certains comportements peuvent parfois justifier des réactions racistes ».
(2) Les ventes d’armes à l’export, qui représentent 40 000 emplois en France, sont en hausse de 42,7 % en 2013. Premiers clients, les pays du Moyen-Orient.
(3) En février 2014, selon un sondage TNS Sofres, 34 % des Français affirment adhérer aux idées du Front national. Aux municipales de mars, le FN gagne douze villes. Aux européennes de mai, il est premier en France avec 24,86 % des suffrages. Selon un sondage Ifop du 5 septembre dernier, Marine Le Pen arriverait en tête du premier tour de la présidentielle 2017 et deviendrait présidente si elle devait affronter François Hollande au second tour.
(4) À noter notamment (et les exemples abondent) ce mot de l’académicien névrotique Alain Finkielkraut, à propos de la ville de Villers-Cotterêts, tombée dans l’escarcelle du FN aux municipales de 2014 : « Tout le monde s’inquiète de voir que cette ville est passée au Front national mais il faut voir que la maison du maître d’école a été vendue par la mairie et est devenue une mosquée, que le restaurant savoyard est devenu un kebab et que la boucherie est devenue halal. »
Contact : sabtroun@free.fr