Les officiers de police qui ont été placés en garde à vue mardi matin puis en détention provisoire sont accusés de vouloir renverser le gouvernement, autrement dit, accusés de tentative de coup d’État. Un retournement de situation dans un pays où seuls les militaires étaient passés maîtres dans ce domaine.
La République turque a essuyé dans sa frêle existence pas moins deux putschs (en 1960 et en 1980), deux interventions militaires (en 1970 et en 2007) et un « coup d’État post-moderne » (en 1998). Les gardiens du temple fronçaient les épaulettes à chaque fois que les gouvernants, conservateurs ou carrément islamistes, semblaient remettre en cause les intérêts ou le mode de vie de la caste kémaliste.
L’arrivée de l’AKP au pouvoir en 2002 a revigoré la hargne des généraux, les plans d’intervention se sont succédé : Ergenekon, Balyoz, Eldiven, Sarikiz, Ayisigi, Yakamoz, etc. La manchette qu’avait lancée le journal de gauche kémaliste Cumhuriyet le 28 mai 2003, « Les jeunes officiers sont impatients », avait entraîné un sursaut de la société civile et abouti à la création du mouvement « Les jeunes civils ». Des procès en cascade avaient même expédié, une première dans l’histoire de la Turquie, des généraux en prison.
Autre temps, autre alliance
Lorsque le Premier ministre Tayyip Erdogan a accusé le Hizmet, mouvement civil d’inspiration religieuse qui se nourrit des idées du savant musulman Fethullah Gülen, de faire de l’entrisme dans la police et la justice afin d’assurer ses positions pour le renverser, une « guerre fratricide » a éclaté. Les deux branches du mouvement conservateur ont commencé à laver leur linge sale en public. De part et d’autre, les écueils se sont multipliés.
Si bien que le conseiller principal d’Erdogan, Yalçin Akdogan, est allé jusqu’à accuser les éléments du Hizmet d’avoir monté de toutes pièces les procès pour déstabiliser l’armée ! Le chef du gouvernement, qui se targuait d’avoir mis fin à la tutelle militaire, est devenu du jour au lendemain le défenseur des officiers ! C’était la faute au Hizmet et à sa « structure parallèle » à la solde des forces étrangères (les États-Unis et Israël). Erdogan avait promis une « chasse aux sorcières ».
C’est dans ce contexte que des centaines de hauts fonctionnaires de la police nationale et pas des moindres (de la cellule antiterroriste à la section du renseignement) ont été appréhendés lors de la vaste opération du 22 juillet dernier. Cette impression de déjà-vu se caractérise en revanche par une nouveauté : la police est accusée tout bonnement d’avoir tenté de faire un coup d’État ! Techniquement, cela donne « création d’une association de malfaiteurs pour renverser le gouvernement » !
Dans la foulée, l’ancien chef d’état-major des armées, Ilker Basbug, qui était détenu pour tentative de coup d’État dans l’affaire Balyoz et qui a bénéficié d’un élargissement à la suite d’une décision de la Cour constitutionnelle, vient de déclarer qu’il avait fourni à Erdogan la liste des policiers qui posaient problème. L’ennemi de mon ennemi est mon ami, on assiste au déploiement du bon vieux principe.
Une revanche d’Erdogan selon l’opposition
Les mauvaises langues ont immédiatement résumé la nouvelle configuration par une formule : l’AKP et le Hizmet se sont alliés pour se débarrasser des kémalistes mais lorsque le Hizmet a lancé des enquêtes de corruption touchant les proches du Premier ministre (c’est la célèbre enquête dite du 17 décembre 2013), ce dernier s’est allié aux kémalistes pour liquider les membres du Hizmet au sein de la police. Autrement dit, on assisterait à un retournement d’alliances.
Une explication de ruisseau si l’on en croit Kemal Kiliçdaroglu, leader du CHP, parti de gauche kémaliste. Selon lui, l’opération n’est autre qu’une « revanche » visant à punir les policiers qui ont mené les enquêtes de corruption. Devlet Bahçeli, président du MHP (parti de droite nationaliste), est sur la même longueur d’onde. « Les voleurs ont lancé une opération contre la police », a-t-il dit, avant de dénoncer un « complot de l’AKP » d’abord contre l’armée, aujourd’hui contre la police. « Ces opérations finiront par atteindre Erdogan en personne », a-t-il averti et a appelé Fethullah Gülen à rentrer de son exil aux États-Unis pour affronter Erdogan et pour « voir jusqu’où ce dernier va se planquer ».
Ekmeleddin Ihsanoglu, principal rival de Tayyip Erdogan à l’élection présidentielle, a évoqué, lui, une « campagne de dénigrement à l’encontre des juges et des policiers ». Seul Selahattin Demirtas, co-président du parti pro-kurde HDP et l’outsider de la présidentielle, a dénoncé une « course interne pour le pouvoir » au sein des institutions policière et judiciaire.
Le risque d’une justice expéditive ou partiale a également été monté en épingle par les plus sceptiques. En effet, le choix des juges de paix qui accompagnent la procédure judiciaire (et qui sont, comble du hasard, des magistrats qui ont disculpé tous les proches du Premier ministre accusés de corruption) est problématique. Tayyip Erdogan avait en personne annoncé leur nomination pour « mieux lutter contre la structure parallèle ».
Le président de la 1re chambre du Conseil supérieur des juges et procureurs, Ibrahim Okur, a dû intervenir pour clarifier la situation. « Chargée des nominations, la chambre a sans doute commis une erreur », a-t-il reconnu, « mais quoi qu’il en soit, si on constate une partialité, on a le pouvoir de lancer de notre propre initiative une procédure », a-t-il rappelé.
Jadis, lorsque Tayyip Erdogan pourchassait les généraux putschistes, il avait lancé : «bien sûr que je suis le procureur dans cette affaire ». Les officiers sont tous aujourd’hui libres. Le même Erdogan a exprimé sa détermination pour dévaster l’« Etat parallèle ». Mais le vice-Premier ministre, Bülent Arinç, a vendu la mèche : «Certaines personnes qui se sont nichées à certains endroits doivent désormais arrêter. Et elles doivent dire ‘oui, nous avons fauté mais on s’excuse’. S’ils arrêtent et se repentent et si la justice fait son travail, le processus serait plus pacifique ». Des propos qui s’apparentent plus à une volonté de domestication qu’à un simple rappel à la loi dans un Etat de droit…
Source : https://www.zamanfrance.fr/