Rejetons monstrueux des accouplements entre les apprentis sorciers de Washington et les monarques réactionnaires du Golfe. En Syrie, la pseudo-révolution n’est qu’une bacchanale sanglante.
Qu’est-ce que le djihadisme ? Pour l’appréhender de façon rationnelle, il faut d’abord s’affranchir des représentations écrans qui en obèrent l’analyse. Très répandue en Occident, l’une de ces représentations l’assimile à un pur produit de l’islam. Pour la vulgate islamophobe, c’est simple : le djihadisme exprime une radicalité inhérente à la religion musulmane. L’islamisme radical, c’est la vérité cachée de l’islam.
Cette explication par assimilation est pratique. S’il y a des attentats, le coupable est tout trouvé. Abolissant la distinction entre religion et idéologie, cette interprétation du djihadisme épouse l’agenda du prétendu « choc des civilisations ». Elle abreuve l’opinion d’une représentation anxiogène, elle l’ensorcelle d’un parfum d’apocalypse. Elle fait surgir cette puissance dévastatrice d’un ailleurs absolu, d’un abîme de sauvagerie dont l’Occident est innocent.
Comment dédouaner l’Occident
Mais réduire le djihadisme à cette dimension, c’est se tromper deux fois. En prenant au mot ce que disent ses adeptes, d’abord, on ne se donne pas les moyens de comprendre ce qu’il est vraiment. Le propre de l’idéologie, c’est d’aveugler les acteurs sur la signification de leurs propres actes. Il n’est pas sûr que les soldats d’un « califat » sorti de la naphtaline pour les besoins de la cause aient pleinement conscience de leur rôle dans l’histoire !
En imputant le djihadisme à l’islam, ensuite, on lui attribue une causalité douteuse. Cette assimilation insulte la réalité historique, mais elle présente l’avantage idéologique de dédouaner l’Occident de toute responsabilité au détriment des musulmans. Peu importe, alors, si ces boucs émissaires désignés par l’hypocrisie ambiante sont aussi les premières victimes d’un terrorisme dans lequel les politiques occidentales, précisément, portent une lourde responsabilité.
L’interprétation dominante dilue le djihadisme dans le religieux, mais cet arbre du religieux cache la forêt du politique. Cette grille d’analyse, du coup, projette une fausse lueur sur ce qu’elle prétend expliquer. Elle occulte le fait que ce terrorisme est la continuation de la politique par d’autres moyens, et que depuis sa naissance sous les auspices de la CIA il a surtout servi les visées impérialistes.
S’il y a des djihadistes, ce n’est pas seulement parce que des individus en mal d’action ont subi un bourrage de crâne. C’est surtout parce qu’il y a de puissantes organisations internationales pour les recruter, les encadrer et les armer jusqu’aux dents. Et ces organisations ont des bailleurs de fonds, des alliés et des complices sans lesquels elles n’auraient jamais obtenu des milliards de dollars, des passeports, des uniformes, des 4X4 et des lance-roquettes.
La violence aveugle pour obtenir un résultat politique
Al-Qaïda et ses avatars ne sont pas le fruit d’une génération spontanée, ni l’expression d’un élan mystique, ni la nouvelle version du romantisme révolutionnaire. Ce sont des artefacts politiques dont l’existence est due aux grandes manœuvres dont le Moyen-Orient, ce trou noir de la géopolitique mondiale, est le théâtre et la victime. Ces créatures malfaisantes, en réalité, sont les rejetons monstrueux des accouplements entre les apprentis sorciers de Washington et les monarques réactionnaires du Golfe.
Les attentats terroristes ne sont pas l’initiative isolée d’individus marginalisés ou désaxés. Ce sont des crimes répondant à la définition précise du terrorisme, c’est-à-dire l’exercice d’une violence aveugle contre des civils en vue d’obtenir un résultat politique. Ce terrorisme est perpétré par une soldatesque recrutée dans 110 pays pour accomplir les basses besognes exigées par ses donneurs d’ordre. Obscurs tâcherons d’une subversion sponsorisée, ces petites frappes fournissent sa piétaille à l’impérialisme.
Il faut être aveugle pour voir dans ces mercenaires des révolutionnaires épris de justice qui luttent pour la démocratie ou rêvent de libérer Al-Qods. Cette fable grotesque est la figure inversée de celle qui attribue à l’islam les attentats terroristes. S’acharnant sur le moindre vestige d’une culture qui la dépasse, cette lie de l’humanité accomplit le sale boulot pour lequel on la paie, voilà tout. Et elle s’octroie au passage, par le viol et le pillage, un petit supplément en guise de prime de risque.
Ce djihadisme (qu’il faut nommer takfirisme lorsqu’il frappe des musulmans) se distingue par sa haine féroce du peuple syrien, jugé coupable de ne pas prendre les armes contre son gouvernement. Attentats à la voiture piégée qui fauchent les passants, tirs de mortiers qui tuent les écoliers, exécutions de conscrits capturés lors des combats, assassinats de fonctionnaires et de leurs familles, cette pseudo-révolution est une bacchanale sanglante.
Le « bon boulot » des mercenaires
Ces petites frappes ne sont ni des déclassés en quête du grand frisson, ni des fous mystiques rêvant d’apocalypse. Ce sont des mercenaires rémunérés en pétrodollars par des dynasties corrompues et des puissances occidentales prédatrices qui ont juré la perte d’un État rebelle à leur hégémonie. Ces soldats de fortune fournissent sa piétaille au regime change prémédité par Washington, ils procurent à l’Otan la chair à canon dont elle a besoin pour semer le chaos.
Aussi font-ils penser au portrait que brossait Marx des seconds couteaux du coup d’État bonapartiste : « Roués ruinés, rebuts et laissés-pour-compte de toutes les classes sociales, vagabonds, soldats renvoyés de l’armée, échappés des casernes et des bagnes, escrocs, voleurs à la roulotte, saltimbanques, escamoteurs et pickpockets, joueurs, maquereaux, patrons de bordels, portefaix, écrivassiers, joueurs d’orgue de barbarie, chiffonniers, soûlographes sordides. En un mot, toute cette masse errante et fluctuante que les Français appellent la bohème. » (« Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1852).
Aujourd’hui encore, les mercenaires du chaos constructif qui dévastent la Syrie ressemblent à ces voyous à la solde du capital, à cette meute sans foi ni loi, à cette pègre qui vendrait sa mère, à ces sombres exécutants des basses besognes dont les puissants ont toujours loué les services pour commettre ces ignominies qu’un ministre français, M. Fabius, qualifia de « bon boulot ». Les desperados du djihad et les allumés du takfir, en réalité, ne sont que la chair à canon de l’impérialisme, et leur combat n’est ni « islamique », ni « révolutionnaire ».
(*) Bruno Guigue, est un ex-haut fonctionnaire, analyste politique et chargé de cours à l’université de la Réunion. Il est l’auteur de cinq ouvrages, dont Aux origines du conflit israélo-arabe, L’Invisible remords de l’Occident (L’Harmattan, 2002), et de centaines d’articles.
Chronique parue dans le numéro de février 2017 d’Afrique Asie actuellement dans les kiosques