« Nous avons reçu des informations complémentaires confirmant que le pétrole contrôlé par ISIS (IS-État Islamique) entre en Turquie dans des quantités industrielles. Nous avons toutes les raisons de croire que la décision d’attaquer notre avion était motivée par la volonté d’assurer la sécurité de ces voies de passage du pétrole vers les ports où il est embarqué dans des tankers », a déclaré Vladimir Poutine, le 30 novembre, à Paris, devant les journalistes.
L’attaque surprise, qui n’a pas été précédée d’avertissement, comme le prétend la Turquie, a obligé le pilote, le colonel Oleg Plekov, à s’éjecter après avoir été la cible des tirs turcs, avant d’être tué alors qu’il opérait sa descente en parachute, ce qui constitue un crime de guerre. Alparslan Celik qui a revendiqué l’assassinat d’Oleg Plekov, est un dirigeant des « Loups gris », une organisation terroriste responsable de nombreux crimes politiques dans les années 1970. Le groupe de Celik, considéré comme « jihahiste modéré », est l’une des milices disparates soutenues par les États-Unis et la Turquie dans leur tentative de renverser le président Bachar al-Assad et de diviser le pays en plusieurs petits territoires.
L’attaque du Su-24 n’a pas mis Moscou à genoux, comme beaucoup l’aurait voulu. Au contraire, il a concentré l’attention de Poutine sur son objectif ultime d’éliminer le terrorisme en Syrie et de préserver l’intégrité souveraine de l’État. Poutine a augmenté la présence militaire russe de 69 Sukhoi, 160 bombardiers ainsi que de sous-marins et des navires de guerre en Méditerranée. Il a aussi déployé le système de défense anti-aérien S-400 à Lattaquié et ordonné au Moskva, porteur de missiles de croisière, de rester à une distance de tir des côtes syriennes. La destruction de l’avion russe a, également, montré la détermination de Poutine de boucler la frontière nord, de mettre en échec les terroristes et de gagner la guerre en Syrie. Ce n’est certainement pas la réaction que Washington attendait.
Daech et les 40 voleurs
Répondant aux questions des journalistes, Poutine a impliqué les États-Unis dans l’attaque du Su-24, affirmant que l’armée américaine avait été prévenue du plan de vol et avait transmis immédiatement l’information à la Turquie. « Nous avons dit à nos partenaires américains à l’avance où, quand et à quelle altitude nos pilotes allaient intervenir. La coalition conduite par les Américains, qui inclut la Turquie, connaissait l’heure et le lieu de cette opération. Et c’est exactement là et à ce moment que nous avons été attaqués. Pourquoi avons-nous partagé cette information avec les Américains ? Ou ils ne contrôlent pas leurs alliés, ou ils ont transmis l’information à droite et à gauche sans réaliser les conséquences d’un tel acte. Nous allons devoir avoir une sérieuse discussion avec nos partenaires américains. »
Ces remarques de Poutine n’ont pas été publiées par les médias occidentaux. La censure de cette information est identique au blackout des commentaires de Poutine juste deux semaines plus tôt au sommet du G-20, lorsqu’il a annoncé que « quarante pays » financent ISIS, dont des membres du G-20 :
« J’ai donné des exemples basés sur nos informations concernant le financement de différentes unités d’État Islamique par des particuliers. Cet argent, comme nous l’avons montré, vient de quarante pays parmi lesquels certains sont membres du G-20 », a déclaré Poutine aux journalistes. « J’ai montré à nos collègues des photos satellites et d’avions qui montrent clairement l’échelle du commerce illégal de pétrole et de produits pétroliers. Un cortège de véhicules qui se suivent sur des dizaines de kilomètres », a précisé le président russe, comparant le convoi à un système de pipeline.
Il est clair que le bombardement de groupes djihadistes par les Russes opérant près de la frontière turco-syrienne a inquiété le président turc Recep Tayyip Erdogan. Erdogan espère depuis longtemps que la zone devienne une zone tampon où les activistes sunnites engagés dans le renversement d’Assad, pourraient recevoir des armes et autres soutiens de leurs sponsors, et circuler librement. La tentative de la coalition dirigée par les Russes de reprendre la zone et de sécuriser la frontière pour arrêter le flot de terroristes venus de Turquie, est probablement ce qui a précipité l’attaque de l’avion russe. C’est une tentative désespérée de briser l’offensive russe et de renverser le cours de la guerre qui a tourné de façon décisive à l’avantage d’Assad.
Selon Pepe Escobar (Sputnik News) « Les SU-24 étaient en réalité en train de poursuivre des Tchéchènes et des Ouzbeks – plus quelques Ouïgours – entrés avec de faux passeports turcs, tous opérant en tandem avec une bande d’islamo-fascistes turcs. La plupart de ces sbires font des allers-retours entre l’Armée syrienne libre, armée par la CIA, et Jabhat al-Nousra. Ce sont les sbires qui ont tiré sur les pilotes russes dans leur descente en parachute. La Turquie, pour des raisons techniques, a été un centre logistique et d’infrastructures pratique pour les djihadistes salafistes. Elle offre tous les avantages, de la frontière poreuse permettant les innombrables retours des djihadistes de Syrie en Europe, facilités par une police corrompue, à un carrefour permettant toutes sortes de trafics et d’opérations de blanchiment d’argent ». (voir aussi Al-Araby al-Jadeed, NDT)
La Russie a touché à la caisse de Daech et ses clients
Il ne fait aucun doute qu’Erdogan et ISIS ont été les meilleurs amis. Le problème auquel la Turquie est confrontée aujourd’hui est que la coalition conduite par la Russie est en train de détruire rapidement les infrastructures qui permettent le financement d’ISIS (raffineries de pétrole, sites pétrolifères, transport) et regagne du terrain sur les territoires contrôlés par les nombreux groupes opposés au régime, ou par les groupes liés à Al-Qaeda dans le nord, l’ouest et le centre du pays. Dans les seuls jours derniers, la Russie et ses alliés ont réussi à encercler la ville d’Alep, ont détruit un convoi de plus de 500 camions citernes de pétrole à proximité de Raqqa, et ont intensifié les bombardements dans les montagnes turkmènes, kurdes et du Prophète Jonas. La coalition est parvenue aussi loin qu’Azaz, au nord, le long de la frontière turque, et a repris l’autoroute stratégique Alep-Raqqa, coupant ainsi complètement la route d’approvisionnement de l’est à Raqqa. Tous ces récents progrès font suite à la reprise de la base aérienne stratégique de Kuweris qui était le point critique pendant ces quatre ans et demi de guerre. Aujourd’hui, la coalition se concentre sur la fermeture de la frontière, une évolution qui portera atteinte sérieusement aux milices pro-Turques qui agissent en Syrie et forcera les terroristes soit à fuir, soit à se rendre.
Erdogan n’est pas le seul à vouloir un soi-disant « couloir Afrin-Jarabulus » à l’est de l’Euphrate. Des politiciens américains puissants comme John McCain, Lindsay Graham, Jeb Bush, Hillary Clinton et autres, ont tous parlé de cette zone comme la plus propice à la mise en place d’une zone d’exclusivité aérienne. Et, malgré le fait qu’Obama refuse d’envoyer des troupes américaines au sol pour combattre en Syrie, il a continué à nourrir le conflit par d’autres voies moins visibles. La semaine dernière, alors que les vacances de Thanksgiving occupaient les médias dans d’autres directions, Obama a signé la « Loi d’Autorisation de la Défense nationale » (NDAA) de 2016 permettant d’attribuer une aide de 800 millions de dollars aux extrémistes armés en Syrie et en Ukraine. Le NDAA qui s’oppose efficacement à la fermeture du camp de Guantanamo, reflète la détermination d’Obama de poursuivre la politique vicieuse de Washington en Syrie qui a fait plus de 250 000 morts et plus de 11 millions de déplacés.
Cela explique pourquoi l’offensive russe a tiré l’alarme à Washington. Le plan américain d’établir une zone de transit permanente pour les terroristes au nord de la Syrie est parti rapidement en fumée. Toni Cartalucci, chercheur et écrivain établi à Bangkok, explique exactement ce qui est en jeu pour les parties en guerre dans un brillant article intitulé « Humanitarian Supplies » for ISIS : Nato’s Convoys Halted at Syrian Border » :
« L’activité croissante de la Russie le long de la frontière turque est synonyme de phases finales du conflit syrien. Les forces syriennes et kurdes gardant la rive est de l’Euphrate, le corridor Afrin-Jarabulus est la seule voie possible pour l’approvisionnement des terroristes en Syrie…. Si ce couloir est fermé, et les approvisionnements coupés, ISIS, Nousra et tous les associés des factions soutenues par l’OTAN s’atrophieront et mourront, l’armée syrienne restaurera l’ordre dans le pays… Privés de ce soutien et de la perspective d’éradiquer les extrémistes, les vrais sponsors derrière ce conflit sont en train d’évoluer plus directement et ouvertement pour sauver leur conspiration avortée contre l’État syrien. Ce que nous voyons émerger est ce à quoi il fallait s’attendre, voire qui était évident depuis toujours, une guerre par procuration menée pour les ambitions hégémoniques de l’Occident dans la région, qui a nourri intentionnellement les forces extrémistes au lieu de les combattre ».
Vue à cette lumière, la demande d’Obama à la Turquie, le 27 novembre, de déployer 30 000 (soldats) pour contrôler la frontière du côté turc, doit être considérée avec le plus extrême scepticisme. En clair, Washington n’a pas renoncé à sa politique du « Assad doit partir », il a réitéré ce mantra il y a moins d’une semaine. Ce qui signifie que l’équipe Obama peut être en train d’espérer que les forces turques au sol peuvent réussir là où ses intermédiaires djihadistes ont échoué. Ce qui signifie que 30 000 hommes seront utilisés pour nettoyer et tenir un territoire syrien qui peut être transformé en zone tampon. Tout ce dont a besoin la Turquie est un prétexte pour envahir et un peu de couverture aérienne américaine. Ce ne serait pas la première fois qu’un pavillon de complaisance serait utilisé pour commencer une guerre.
Poutine ferait mieux d’avancer rapidement, avant que Washington et Ankara ne mettent de l’ordre dans leurs affaires et ne commencent à mobiliser. C’est le moment ou jamais de prendre la frontière.
*Mike Whitney co-auteur de Hopeless : Barack Obama and the Politics of Illusion (AK Press)
Traduction Afrique-Asie