Ils n’ont pas de visage ni de nom, ou un seul : migrants. Telle est leur marque désormais, un label de la honte coloré sur leur front, passé du jaune-étoile au bleu-mer.
Venus du réputé bas monde et autre cave de la civilisation, ils sont moins victimes d’être partis de chez eux que coupables d’être arrivés chez les autres. On dit qu’ils sont hommes en masse, femmes en petit nombre et enfants trop minces pour être vus. On dit ce qu’on a envie de dire. En vérité, on ne sait rien. Les repêchés des eaux n’ont plus de sexe, ni d’âge. Sans doute la mort de jeunes hommes paraît-elle excusable pour le monde civilisé. Des vieilles dames ou des bébés chiffonneraient sa conscience. Et il n’aime pas les chiffons.
Migrants. Suivant le courant de la mer, leur destination reste vague. Mais n’est-ce pas justement ce flou qui ancre leur identité, informe, flottante, ni chair ni poisson ou plutôt les deux ? Quand ces damnés de la terre ont la mauvaise idée de ne pas se noyer, ils migrent. Ils ne parlent pas, ne transpirent pas, ne souffrent pas, ne hurlent pas, n’ont pas soif ni froid : ils migrent. Ils ne sont pas pères de famille, mères rêveuses, étudiants ambitieux, gamins joueurs : ils migrent, c’est tout. Ils n’ont pas d’histoire, de passé, de foyer, de veines, de sang, de chair : ils migrent, point barre. Diable, comme le vocabulaire sait se faire petit dans le pays des grandes encyclopédies !
Douce France. Nous voilà donc revenus au vieux concept de race, cher à l’Allemagne nazie, qui distingue l’être humain selon sa terre d’origine, sa nationalité, sa couleur ou sa religion. Soixante-dix ans après la paix entre les hommes, les hommes ne se reconnaissent plus. Une race les migrants ? Va savoir. Une sous-race peut-être ? Qu’importe au fond l’effroi qu’ils ont eu à subir ou l’humiliation qu’ils subissent encore. Ce qui compte n’est pas ce qu’ils ont été ou qu’ils sont, mais ce qu’ils pourraient être ou qu’ils ne sont pas du tout. S’ils venaient d’une autre planète, ils seraient sans doute accueillis et choyés comme des hommes. Mais pas eux, les migrants.
Des bêtes alors ? En théorie non, car aux animaux sont ordinairement offerts de l’attention, un refuge, de la nourriture et même un passeport. En pratique oui : le bétail est trié dans des centres d’identification, une tête dans ce bureau-ci une autre dans celui-là, un tampon vert ici un rouge là : migrants de guerre contre migrants économiques, migrants à aider contre migrants à vider, migrants qui passent contre migrants qu’on chasse. Pour espérer la vie dans le monde civilisé, dans l’eldorado plutôt que dans la daurade, mieux vaut ainsi avoir échappé à une fusillade qu’être tombé dans la misère. Car de faimou d’une balle, si la mort perce le ventre pareil, elle n’a pas le même goût dans la gueule.
Douce France de la fraternité. Dans les villes, quelque élu de la République s’accote aux murs pour ne pas prendre sa part de bateau, de fardeau, de boyau et de caniveau. C’est que les migrants, ça tâche, ça sent l’attentat, ça mange trop de pain et pourrit dans les coins, ça bouffe de l’alloc et des soins gratuits, ça menace de désintégrer la bonne société. Honneur donc à celui qui les évitera (au mieux) ou les tolérera (au pire). Entre le dit, le on-dit, le non-dit et le médisant, l’humanité se vend au self-service et la bêtise au kilo : « Que des chrétiens ! », « À condition qu’ils repartent une fois la guerrefinie », « Des Syriens mais pas des Irakiens », « Ca commenceà bien faire d’être les gentils garçons européens ! », « Heureusement qu’on n’a pas fait pareil, nous, en 39-45ou en 14 ! »,« [Les Allemands]nous ont pris nos juifs, ilsnous rendent des Arabes », « Personne ne dit que ce n’estpas raisonnable de partir de Turquie avec deux enfants enbas âge sur une mer agitée dans un frêle esquife » (sic)…
Quand le raisonnable engloutit la raison, les débats coulent par le fond. Voilà qu’on distingue le migrant qui migre du réfugié qui se réfugie : le premier risque de vivre et s’installer « chez nous » quand le second se contente de ne pas mourir avant de rentrer chez lui. On invente le « réfugié de guerre » afin de limiter son accueil pendant la seule période du conflit. Bel euphémisme : l’interventionnisme militaire occidental ravage l’Afghanistan depuis 14 ans, l’Irak 12 (pour la guerre la plus récente), la Libye 4 et la paix en Syrie n’est pas pour demain. Douce France… Et tandis que le malheur devient quantifiable autant que le bonheur sélectif, l’Europe s’enferme et l’extrême droite trace son petit bonhomme de chemin.
Dans les rues, à l’aube d’une présidentielle qui infiltre les haines et suspicions par les trous de serrure, le peuple ancêtre de 1789 révolutionne à sa manière. Interrogés début septembre, 55 % des Français étaient contre l’accueil de ces gens de l’ailleurs (1). Moins d’une semaine plus tard, un autre sondage (2) rectifiait le tir : 47 % d’opinion défavorable. Plus d’un Français sur deux humains ? Ouf, l’honneur de Voltaire est sauf ! La mobilisation exemplaire de particuliers qui, échappant à la médiocrité ambiante, ont partagé leur maison, a redonné de la couleur au drapeau. Mais au milieu du mois, les ardeurs des Lumières perdaient de leur reflet : 7 sondés sur 10 estimaient « suffisant » et 4 sur 10 « très suffisant » le chiffre de 24 000 réfugiés accueillis par le pays ces deux prochaines années (3).
Soit 12 000 têtes par an… En 1979, près 130 000boatpeople– Vietnamiens, Cambodgiens et Laotiens – étaient sortis des flots sur les côtes françaises. Douce France qui, en 36 ans à peine, a perdu ses pédales des droits de l’homme, qui voit en l’étranger la peste à sa porte, a peur de ce qui ne lui ressemble pas, tombe dans des travers dont on l’espérait immunisée. Douce France des intellectuels qui ont préféré sortir la gomme plutôt que le crayon ; douce France des journalistes qui ne jugent pas opportun de montrer la mort d’Aylan, ce Syrien de 3 ans échoué sur les consciences ensablées du monde ; douce France des philosophes qui revendiquent leur droit d’être infâmes et soulagent leur conscience comme on pisse sur les tombes…
En 1979, Sartre expliquait son devoir d’engagement : « Personnellement, j’ai pris parti pour des hommes qui n’étaient sans doute pas de ceux qui étaient mes amis au temps où le Vietnam se battait pour la liberté. Mais ça n’a pas d’importance parce que ce qui compte ici, c’est que ce sont des hommes, des hommes en danger de mort. Et je pense que les droits de l’homme impliquent que tout homme doit entrer au secours de tous ceux qui risquent un danger de mort ou un danger de grand malaise. Telle est la raison pour laquelle je suis ici, c’est-à-dire abandonnant complètement mes opinions politiques et me mettant dans cette affaire du point de vue humain, c’est-à-dire du point de vue moral. » Sartre est mort. Définitivement.
Aujourd’hui, sciemment ou sciemment, personne ne revient sur les causes – pourtant fondatrices – de ce drame humain. Doit-on les graver dans nos yeux pour qu’on ait enfin le courage de se regarder en face ? Le monde civilisé déclenche et finance ses guerres pour vendre ses armes et se partager des territoires, échangeant, dans un jeu de dupes cynique, des dictatures pour des barbaries, conversant dans la foulée avec d’hypothétiques « terroristes modérés » ou « djihadistes démocrates », salissant et froissant la carte du monde comme un vulgaire papier-cul. Il a fait l’Afghanistan, l’Irak puis la Libye. Et aujourd’hui la Syrie.
Mais dans son compte d’apothicaire, il a juste oublié que les ressortissants de ces pays pouvaient et survivre et marcher et rêver. Nombre d’entre eux sont ceux-là mêmes qui essaient, sans bouée, de retrouver un peu de dignité en France. S’excusant presque d’être encore là, ces milliers de personnes ont fui l’inhumanité croyant plonger dans quelque chose de plus doux au demeurant, et pourtant autrement plus tragique : l’humanité. Une humanité qui ne dit plus son nom tant elle ne sait plus le porter.
Sondages : Odoxa (1), Elabe (2) et You Gov (3).
À lire dans Afrique Asie du mois d’octobre 2015.