Un lutteur de la pensée ou la « Longue Marche » de l’intelligentsia arabe.
Il n’est pas un bulletin d’info dans les médias français où, d’une manière ou d’une autre, la Syrie n’est pas présente. Et pourtant, un des plus dignes fils de cette Syrie martyre vient de décéder à Paris, à l’âge de 77 ans, dans l’indifférence totale de ces mêmes médias. Il s’agit de Georges Tarabichi, penseur arabe de premier ordre, dont la trajectoire et l’œuvre seraient, paradoxalement, une illustration tragique et parfaitement éloquente de la place et du rôle, actuellement insignifiants ou presque, de l’intelligentsia progressiste au sein du monde dit « arabo-musulman ».
Philosophe, politologue et critique littéraire ayant été parmi les premiers, dans le monde arabe, à avoir introduit la dimension psychanalytique dans ce registre, Georges Tarabichi est l’auteur de quelque cinq cents articles, une trentaine d’ouvrages et plus d’une centaine de traductions.
Comme philosophe d’abord, sa réflexion s’inscrit dans la veine rationaliste de la pensée arabe, renouant ainsi, pour le revitaliser à l’aune de l’histoire contemporaine, avec l’héritage intellectuel andalou et plus particulièrement d’Averroès. On lui doit, dans ce cadre, entre autres ouvrages, pas moins de cinq tomes consacrés à la déconstruction de l’œuvre en quatre volumes du philosophe marocain Mohamed Abed Al-Jabri, intitulée « Critique de la raison arabe ». S’opposant avec vigueur et sans concession aux thèses « néoplatonistes » d’Abed Al-Jabri, Tarabichi intitula son œuvre, écrite sur près d’un quart de siècle, très justement « Critique de la critique de la raison arabe ».
Comme intellectuel ensuite, Georges Tarabichi, dont l’écriture ne l’a pas empêché de diriger, à certaines époques, des revues importantes de réflexion et d’analyse, ne s’est pas limité à livrer, à ses lecteurs arabes, sa seule pensée philosophique. Très tôt engagé dans le nationalisme arabe, militant athée et laïque dans des mouvements de gauche, il s’est fait un point d’honneur de traduire quelques géants incontournables de la pensée occidentale moderne, comme Marx, Hegel, Freud, Sartre, etc. Ce travail acharné de traduction d’œuvres philosophiques complexes, pour les rendre accessibles au plus grand nombre, paraît d’autant plus appréciable aujourd’hui, au vu des bouleversements actuels des sociétés et des États arabes.
Après avoir séjourné au Liban, fuyant la dictature du prédécesseur et père de l’actuel président syrien, Georges Tarabichi quitta le pays des cèdres à cause de la guerre civile qui éclata ici en 75, pour s’installer à Paris, où il n’avait pas cessé d’écrire, jusqu’au jour où, selon son propre aveu, commença pour lui la contemplation désespérée et impuissante de la disparition de son pays. Ce fut alors, écrit-il dans un dernier texte intitulé « Six étapes dans ma vie » et qu’il finit de rédiger un mois seulement avant sa disparition : « (…) l’étape de la souffrance syrienne ininterrompue depuis bientôt quatre ans, quatre années sans le moindre espoir d’une fin. »
Comment expliquer cette méconnaissance, en France, pour ne parler que de l’ancienne puissance mandataire en Syrie, d’un intellectuel issu de cette même Syrie, aussi prolifique et aussi engagé dans les luttes des peuples arabes pour la démocratie et la modernité ?…
La première raison à cela serait le fait qu’il n’a jamais écrit qu’en arabe, son ambition ayant toujours été de s’adresser, d’abord et avant tout, aux peuples dont il partage l’histoire et le destin, et dont l’émancipation serait impossible sans la connaissance et l’esprit des Lumières.
La méconnaissance de Georges Tarabichi en France serait due également à une sorte de nouvel esprit du temps, dont la morosité fait la partie belle à des Finkielkraut, BHL et autres Zemmour, partageant tous, au plan intellectuel, la même et unique obsession identitaire, veine à fort potentiel sensationnaliste au plan médiatique… Mais pas seulement, hélas !
Ce même esprit du temps est, à l’évidence, le fait d’une nouvelle génération d’intellectuels, extraordinairement « productiviste », grâce ou à cause de l’Internet et de l’information en continu qui les mettent, ni plus ni moins, dans des situations de rude concurrence entre eux. Résultat, les penseurs français spécialistes du monde arabe et de l’islam, quand bien même ils sont arabophones, n’ont plus le temps que pour mener leurs propres investigations et d’en rendre compte le plus vite possible.
On est loin de l’intérêt que portaient naturellement, et comme réflexe allant de soi, les figures les plus en vue de l’intelligentsia française des 19e et 20e siècles à ce qui se faisait par des créateurs et penseurs sous d’autres cieux, dans leurs propres langues, suscitant ainsi des traductions d’auteurs majeurs américains ou russes.
On aurait pu s’attendre à quelques initiatives de la sorte de la part de Messieurs Gilles Kepel et Jean-Pierre Filiu, par exemple, pour ne citer que ceux-là parmi les spécialistes du monde arabe et islamologues attitrés, et dont la présence sur les plateaux télé est remarquablement fréquente.
Or, au vu de leurs fiches Wikipédia, Messieurs Gilles Kepel et Jean-Pierre Filiu, qui maîtrisent parfaitement la langue arabe, ne comptent, ni l’un ni l’autre, dans leur impressionnante bibliographie constituée au rythme effréné d’au moins un ouvrage par an, aucune traduction de quelque penseur arabe que ce soit. Ainsi, au-delà de la compétence et de la pertinence d’analyse de nos deux auteurs, dont il n’est pas question ici de mettre en doute la probité intellectuelle, tout se passe comme si les lecteurs français n’auraient droit à la connaissance du monde arabe qu’au travers de ce que ces messieurs-là voudraient bien leur dire…
En fait, l’accessibilité des lecteurs non arabes à la pensée rationaliste arabe ne relève pas de la seule responsabilité des spécialistes occidentaux. C’est une tâche qui incombe aussi bien, voire d’abord et surtout, aux intellectuels arabes eux-mêmes, dont il existe parmi eux d’excellents bilingues, surfant avec aisance sur deux cultures. Mais c’est là une autre histoire, dont le fin mot serait lié à la question de savoir si les intellectuels progressistes arabes se « connaissent » déjà entre eux, ou du moins assez pour que leur visibilité s’impose d’elle-même dans la réalité sociale et la vie intellectuelle des pays concernés. À ce propos, et pour en revenir au regretté Georges Tarabichi, un événement a eu lieu, il y a deux ans presque jour pour jour, devinez où… en Tunisie !
Le 5 avril 2014, à Carthage, l’association Al-Awan, présidée par l’universitaire, psychanalyste et écrivaine Raja Ben Slama, organisait une rencontre avec Georges Tarabichi. Il s’agissait, pour l’association, de rendre hommage au penseur, mais aussi pour faire profiter le public tunisien, à la faveur du renouveau démocratique qui semblait s’annoncer dans le pays, de la présence d’un esprit libre authentique. Il faut dire que, pour ce faire, il fallait que ladite association soit entre de bonnes mains. En clair, organiser une manifestation culturelle dédiée à un homme de gauche dont on sait qu’il est athée et, qui plus est, issu d’une famille chrétienne, pour échanger avec lui sur des questions qui ne pouvaient qu’être liées à la place de l’islam dans la société, n’était pas aussi évident que ça.
Et de fait, comme les organisateurs s’y attendaient un peu, il y eut une très faible participation à cette rencontre, malgré son caractère rare et exceptionnel… À l’époque, Madame Raja Ben Slama expliquait cela par – on y revient – le manque de visibilité de l’intelligentsia progressiste arabe, à cause de deux phénomènes existants depuis des lustres, et concourant à la même finalité. Un : la marginalisation, voire la persécution, des meilleurs représentants de cette intelligentsia par les dictatures en place. Deux : l’action des pétromonarchies islamo-conservatrices du Moyen-Orient contre toute forme d’expression libre dans le monde « arabo-musulman », par la corruption organisée à grande échelle dans les milieux intellectuels et journalistiques et le financement sans limite de médias prêchant plus ou moins ouvertement l’islamisme wahhabite.
Le blog de Léon Kémal, journaliste indépendant
https://leonkemal.over-blog.com/algérie-monde-de-l-étrange-1.html
Légende : Georges Tarabichi, né à Alep en Syrie en 1939 et décédé le 16 mars 2016 à Paris, a été directeur de la radio de Damas dans les années 1963-1964, puis directeur de rédaction de la Revue d’Études Arabes de 1972 à 1984, et rédacteur en chef de la revue Al-Wahda de 1984 à 1989. Philosophe rationaliste, et pendant longtemps secrétaire général de la Ligue des rationalistes arabes, il est l’auteur d’une œuvre personnelle considérable, et le traducteur en arabe de grands penseurs dont, entre autres, Marx, Hegel, Sartre etc.