La conférence d’Astana est le fruit du retour de la totalité de la ville d’Alep dans le giron de l’Etat syrien. C’est là, dans la deuxième ville de Syrie, que sont apparues au grand jour les « manipulations » du récit médiatique dominant de la guerre en Syrie, comme le pointe le sociologue et politologue Rudolf el Kareh, un spécialiste du Moyen-Orient régulièrement consulté par les institutions européennes. Pour lui, la plupart des grands médias d’Occident ont été littéralement « enrôlés » dans la guerre, en relayant le « récit dominant », conforme aux intérêts et aux stratégies de certains Etats, et pétri de « désinformation ».
La récupération de la totalité d’Alep par l’Etat syrien, fin décembre, constitue un tournant dans la guerre en Syrie. Pas seulement sur le plan militaire, mais au niveau du récit médiatique.
Il est grand temps de regarder la réalité en face. Il y a eu, de la part d’un groupe d’Etats aux systèmes de valeurs opposés, une manipulation de l’information, et une présentation des réalités dans un récit destiné à servir leurs intérêts et leurs stratégies. Comme toutes les manœuvres déployées dans ce cas de figure, les outils classiques de la propagande ont été mobilisés et notamment la désinformation, la diabolisation et les clichés manichéens. Les groupes terroristes affiliés à Daech et Al Nosra (aujourd’hui Fateh Al Cham, soit Al Qaïda, Ndlr), ainsi que leurs clones ont été présentés comme de sympathiques « insurgés » et comme des « rebelles ». Sans oublier l’occultation de l’identité de leurs parrains et de leurs commanditaires. Une formidable machine agissant comme un rouleau compresseur a été mise au service de cette stratégie. L’apogée de ces artifices a accompagné la bataille de libération des quartiers de la ville d’Alep tenus depuis 2012 par Al Nosra et ses clones sous la direction de QG où opéraient des officiers appartenant aux services de divers pays, limitrophes ou non, selon le dispositif de « leading from behind », le « commandement en retrait ». Le cas des « casques blancs avec leur visage de Janus, à la fois figures virtuelles de l’humanitaire médiatisé et combattants d’Al Nosra organisés par un ancien membre des services britanniques, en a été un exemple caricatural. Aujourd’hui le récit fictionnel s’est littéralement fracassé contre le réel.
Selon vous, les médias ont été enrôlés dans la guerre ?
C’est l’évidence. Et ce n’est pas nouveau. Souvenez-vous que lors de la guerre d’invasion de l’Irak. Le Pentagone a inventé une nouvelle forme de journalisme, le journalisme « embedded », c’est-à-dire « embarqué ». Embarqué dans quoi ? Dans le même véhicule que le soldat, et dans la narration autorisée de l’événement. Comment un journaliste mis dans une telle « position » pourrait-il adopter une autre posture que d’empathie avec le militaire risquant sa vie et, dès lors, inscrire son récit dans une dimension autre que celle voulue par la stratégie politico-militaire ? Ce n’est plus là du journalisme. Et lorsque la norme ainsi définie subit des transgressions, parce qu’un autre récit intervient, les bavures programmées apparaissent. Souvenez-vous du bombardement de l’Hôtel Palestine à Bagdad en 2003, où résidaient des journalistes qui transmettaient un autre regard sur l’invasion.
En fait, la gestion de l’information sous cette forme a été théorisée par des manuels du Pentagone après la guerre du Vietnam. Le commandement américain a considéré avoir perdu la guerre parce qu’il avait perdu la maîtrise du récit et le contrôle de l’information, ce qui avait retourné l’opinion américaine contre la guerre. Il fallait, disaient les manuels, éviter à tout prix un nouveau scénario de type vietnamien. Ces impératifs se sont ajoutés aux méthodes de la « softwar » que l’on pourrait traduire par la « guerre des esprits », dont les méthodes pernicieuses visent d’abord à délégitimer l’adversaire. Depuis, cette démarche a connu des essaimages. Et un développement inédit, avec une manufacture quasi industrielle du mensonge et des opérations sous faux drapeau, d’ailleurs totalement illégales en termes de droit international. La guerre de Syrie a été un terrain propice.
Vous pensez qu’il y a de bonnes et de mauvaises agences de presse ?
Toute information s’inscrit dans une ligne éditoriale. Je fais un constat. Personne ne peut prétendre détenir le monopole de la vérité absolue. Le lien entre les faits et leur signification est une opération particulièrement complexe. Mais les récits dominants dans les agences européennes et américaines principales, sources majeures de la presse et des médias européens, notamment français et britanniques, et dans les journaux dits « de référence » nord-américains, brodaient inlassablement sur les thèmes des narrations officielles, sans recul ni vérification. Sans compter les impostures des idéologues. Que cela plaise ou non, le récit des agences telles que Rossia Today ou Rossia Segodnya concernant Alep et la crise syrienne s’est avéré être le plus proche de la réalité. C’est cela qui semble déranger. Alep de ce point de vue a constitué un tournant, à la fois stratégique et médiatique.
Quelle est, pour vous, la frontière entre fiction et réalité ?
Il y a cinq ans, l’image d’Epinal propagée était celle d’un peuple qui, comme dans le fameux tableau de Delacroix, « La liberté guidant le peuple », se serait lancé à l’assaut d’un régime déclaré dictatorial. Or, il est apparu, au-delà d’aspirations réelles et légitimes à une réforme profonde du système politique, que l’objectif était de détruire l’Etat syrien, ses institutions et la société syrienne elle-même, comme l’on a voulu détruire l’Etat irakien et la société irakienne après l’invasion américaine de 2003, et comme on s’est acharné un temps, entre autres, sur l’Etat libanais.
La fable hypocrite est devenue flagrante lorsque certains Etats du Golfe, parmi les plus rétrogrades de la planète, sont devenus, en un tournemain, les chantres de la démocratie, rejoints par un pouvoir turc de plus en plus brutal et autoritaire. L’objectif autour duquel se sont retrouvés des protagonistes aux motivations multiples était de fragmenter les sociétés, leurs Etats et leurs territoires nationaux selon des critères sectaires, confessionnels et communautaires, modelés dans le sang, et provoquer ainsi des guerres à l’infini.
( voir entretien https://www.lalibre.be/actu/international/moyen-orient-ce-chaos-generalise-arrange-l-etat-d-israel-54f4a7f035707e3e93aa95fc ).
Progressivement, l’instrumentalisation du terrorisme est apparue comme le véritable outil pour y parvenir. Il a fallu une résolution du Conseil de Sécurité pour que cela soit reconnu et s’impose dans les tractations internationales, notamment entre Washington et Moscou. Le momentum alépin a permis de porter la réalité devant les opinions publiques, malgré les cris et les clameurs. Le récit fictionnel a commencé à se fracturer.
Quelle est, pour vous, la version de la libération d’Alep-est la plus proche de la réalité ?
Ce qui s’est passé à Alep, c’est la libération de la partie de la ville occupée par les bandes terroristes structurées autour d’Al Nosra, venues de Turquie en 2012, et qui avaient occupé certains quartiers, sans réussir à prendre la Citadelle. Une grande partie de la population s’était réfugiée dans les quartiers situés à l’Ouest sous le contrôle de l’Etat syrien et de ses institutions. La progression avait été ensuite stoppée et après une période de stabilisation des « fronts », les opérations de reprise du contrôle du territoire avaient été relancées par l’armée syrienne et, progressivement une partie des quartiers investis, notamment dès 2014, avaient été repris. La notion inepte de « quartiers rebelles » avait dominé dans la narration de la situation, banalisant l’idée que les zones occupées par les bandes armées s’étaient soulevées en tant que telles contre le pouvoir. Et dans l’imaginaire ainsi composé, la ville d’Alep a été réduite à ces quartiers. Les pertes civiles subies dans les bombardements quasi quotidiens de ce qui a été nommé Alep-Ouest par certains milieux pour faire accroire à la division politique de la ville, ont été, soit passées sous silence, soit imputées… à l’armée syrienne. Le summum de la falsification a été atteint avec l’invention d’un personnage appartenant à Al Nosra affublé du titre de maire d’Alep alors qu’il n’était même pas d’Alep et que la fonction est inexistante. Tout ce décor d’opérette s’est effondré lorsque, après l’échec en 2016 d’une ultime tentative menée par Al Nosra et ses épigones de récupérer le terrain perdu, la reddition des groupes armés a été organisée et la ville a retrouvé son unité.
Il y a pourtant eu de lourdes campagnes de bombardements à Alep menées par l’armée russe et l’armée syrienne, avec beaucoup de victimes civiles…
Les opérations de reprise de la ville ont été conduites par l’armée syrienne avec le soutien russe. Ce qui a été bombardé ce sont les lignes défense des bandes armées. Les cibles étaient les dépôts d’armes, les postes de commandement, les colonnes de renfort venues du nord limitrophe de la Turquie. Il s’agissait d’opérations militaires conduites selon les règles de l’action militaire dans une situation de guerre. Comme dans n’importe quel cas de figure identique. Ajoutez à cela qu’il s’agit aussi, en l’occurrence, de la reprise de contrôle du territoire national dans le cadre des missions constitutionnelles dévolues à toute armée dans les Etats modernes.
Le droit de la guerre, dit « droit humanitaire » implique de protéger les civils. Cela signifie aussi que toute guerre, notamment en milieu urbain, peut toucher des civils et que toutes les mesures possibles doivent être prises pour l’éviter. D’où notamment la mise en place de couloirs d’évacuation qu’Al Nosra a tenté de faire échouer par les bombardements et les menaces. La connaissance concrète du terrain et du terreau humain par l’armée explique également les manœuvres opérationnelles complexes qui ont permis l’effondrement rapide des groupes armés et leur reddition, évitant des combats d’usure où les civils sont les premières victimes.
Qui étaient ceux qui avaient intérêt à détruire la Syrie ? Et pourquoi ?
Il y a eu des ambitions politiques et géopolitiques, souvent en concurrence d’ailleurs, de la part de certains Etats dotés de moyens financiers. Ceux-ci ont cru qu’ils pouvaient imposer leurs intérêts en finançant des assemblages mercenaires permettant de détruire les Etats historiques ou de tenter de les neutraliser, afin d’accentuer le basculement hégémonique vers certaines monarchies du Golfe. Il y a eu, de manière générale, une convergence de stratégies et d’intérêts souvent conjoncturels entre certaines puissances internationales et des Etats régionaux, autour de la perspective d’une destruction de l’Etat unitaire syrien ou, à défaut son affaiblissement à l’extrême, en raison de sa position angulaire dans l’architecture du Mashrek.
Le président turc, Erdogan a pensé pour sa part que l’affaiblissement supposé de la Syrie lui permettait de revivifier les ambitions hégémoniques rêvées par certains des idéologues de son parti, l’AKP, en manipulant les différentes branches des Frères Musulmans. Le retour d’Alep dans le giron de l’Etat syrien a porté un coup majeur à cette fourmilière, comme le montrent par exemple les réactions des autorités turques qui se font aujourd’hui dans le désordre le plus contradictoire, même si ce désordre a sa logique. Un journal proche d’Erdogan a publié une carte de la Turquie qui intègre Alep, Kirkouk et Mossoul :
( https://media.linkonlineworld.com/img/Large/2016/10/19/2016_10_19_11_17_14_689.jpg ), remettant en cause les frontières internationales. Lui-même clame ses désirs de paix mais conteste le traité de Lausanne de 1923, qui précise les frontières de la Turquie moderne, au risque d’un conflit avec la Grèce et partant avec l’UE. Que cela plaise de le dire ou non, les « projets historiques » rêvés par les dirigeants israéliens ne sont pas loin non plus, et la sollicitude de ces derniers pour les groupes terroristes est publique.
Quelle est la signification politique de la reprise du contrôle d’Alep par l’Etat syrien ?
Il s’agit d’une étape majeure, essentielle, même s’il en reste d’autres, de la reprise du contrôle du territoire national. C’est un devoir constitutionnel qui incombe à n’importe quel Etat du monde. Il en va de l’ordre international moderne, issu des dispositions des traités de Westphalie en Europe, et qui sont notamment aux fondements des relations internationales codifiées par la Charte de l’Onu. Souvenez-vous que le bouleversement dans cette région avait été annoncé en 2006 comme un mauvais augure par Condoleezza Rice, alors Secrétaire d’Etat américaine, qui avait péremptoirement déclaré ces traités caducs, inaugurant ainsi un nouveau et sanglant désordre régional. Cela ne signifie pas obligatoirement que la maîtrise renouvelée du territoire national par l’Etat syrien se fera par la reconquête militaire. Les processus de réconciliation qui se poursuivent, en sont l’un des instruments. Ceux-ci sont complexes mais associent toujours la société civile dans le cadre d’une démarche dans laquelle les forces vives jouent un rôle essentiel sous l’égide des institutions de l’Etat. C’est l’une des raisons pour lesquelles Al Nosra a assassiné ou tenté de le faire ceux qui sur le terrain conduisaient les initiatives.
Le cessez-le-feu général, mais partiel dans les faits puisque l’armée syrienne en exclut la région de Damas, peut-il déboucher sur un véritable processus de négociations de paix, dont Astana marquerait le début ?
Il n’y a pas de cessez-le-feu. Ce qui sera discuté lors de la rencontre d’Astana au Kazahstan, c’est un processus de cessation des opérations de guerre qui concerneront les groupes armés décidés à rejoindre le processus politique, hormis bien sûr Daech, Al Nosra et leurs clones. Ce processus se fera dans le cadre des institutions et du cadre constitutionnel de l’Etat syrien, ce qui n’exclut nullement, ultérieurement, leur réforme, mais dans une perspective nationale maîtrisée et apaisée. Vous parlez de Damas. Il s’agit en fait de la région de la vallée de Barada où se trouvent les sources alimentant en eau l’agglomération de la capitale, six millions de personnes. Les bandes d’Al Nosra en ont été en grande partie délogées après leur tentative de polluer les stations de pompage et de faire échouer les dispositifs de réconciliation entamés par des groupes armés locaux sous la pression de la population des localités de la vallée.
Mais Astana a également un autre objectif, celui de mettre en place un mécanisme d’encadrement d’un retour des autorités turques à la raison malgré leurs doubles jeux irresponsables permanents et leurs deliriums idéologiques. Le territoire turc a été la porte majeure de la crise de Syrie. Elle doit se refermer. Mais personne n’a intérêt à l’implosion de l’Etat turc. Ce serait un cataclysme catastrophique. La rencontre permettra aussi de comprendre dans quelle mesure les orientations de la nouvelle administration américaine pèseront sur les évolutions du terrain et sur le processus politique.
Astana ne serait donc qu’une première étape…
Oui, vers le retour au respect du droit international et des principes de la Charte qui sont au fondement de l’Onu. Et notamment le respect des principes d’intégrité territoriale, de souveraineté, d’indépendance, de non-ingérence. Des principes dont la violation a été à l’origine du formidable désordre régional et international de ces dernières années. Cela n’exclura pas bien sûr la permanence des jeux de rapports de force, mais cela impliquera leur régulation dans un cadre légal clair, c’est-à-dire sur le terrain des Nations unies. La Charte est claire. Seule est légitime la présence de forces armées étrangères effectuée à la demande des autorités de l’Etat concerné. En l’occurrence il n’y a pas débat. On comprend mieux a posteriori les raisons de l’acharnement initial des boutefeux à l’origine de la crise à tenter de délégitimer les institutions de l’Etat syrien et ses dispositifs constitutionnels. Sous ces perspectives, la proclamation de foi d’Antonio Guterres réaffirmant que la Charte, et elle seule, sera la rose des vents de son action est une extraordinaire lueur d’espérance. La Syrie en sera le premier territoire symbolique.
Source : https://www.lalibre.be/actu/international
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